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Panique à bord du vapeur 

Le vapeur, à bord duquel est monté le voyageur, s’engrave à peine parti de Tours. L’art de Stendhal pour raconter l’incident est exceptionnel.

Tours 1837

« J’avais bien recommandé à l’hôtel qu’on m’éveillât à quatre heures et demie du matin afin de ne pas manquer le bateau à vapeur qui part pour Nantes. […]

À cinq heures et demie, les roues du bateau se sont mises en mouvement ; mais ce mouvement n’a pas duré. Au bout de dix minutes, nous nous sommes bravement arrêtés sur un banc de sable qui continue l’île de la Loire, laquelle commence au dessous du beau pont. Le chef du bateau s’est mis à jurer horriblement contre ses subordonnés, leur disant qu’ils devaient bien savoir qu’on ne devait pas passer en ce lieu, que la veille au soir encore le bateau arrivant d’en bas avait été obligé de passer le long de la rive droite.

Le plaisant, c’est que lui-même était à bord au moment du départ ; il est vrai qu’il était occupé à faire le gros dos et à donner des ordres d’un air d’empereur romain pour le placement des équipages. Le triste, c’est que nous avions passé deux heures et demie immobiles sur ce banc de sable, et au milieu d’une humidité insupportable ; car au bout de dix minutes, il est survenu un brouillard tellement épais, que nous voyions plus les bords de la Loire. Nous étions pénétrés de froid, les dames avaient peur. Notre machine a failli se briser, parce qu’on a voulu faire tourner les roues, dont une étaient prise dans le sable. Le désordre le plus complet régnait parmi les mariniers : tous juraient à la fois ; aucun ne se donnait le temps de pensera ce qu’il fallait faire. Le plus jeune, le moins élevé en grade, ce me semble, s’est jeté à l’eau, et nous avons vu avec effroi que l’eau ne lui arrivait même pas à la ceinture. On a tenté plusieurs essais qui n’ont pas réussi ; on voulait mettre le bateau en travers, afin que le courant l’enlevât. Mais comment le faire pivoter sur le banc de sable de cinq ou six pieds de large sur lequel il s’était placé ? Pour alléger le bâtiment, on nous a fait descendre tous (les hommes s’entend) dans la nacelle ; mais cette nacelle, peu accoutumée à un tel poids, faisait eau de toutes parts. Nous avions de l’eau jusqu’à la cheville ; j’ai vu le moment où elle allait couler à fond sur la pointe du banc de sable. À la vérité il n’y avait pas grand péril ; nous aurions plongé dans l’eau jusqu’aux genoux

À force de crier comme des énergumènes depuis une heure et demie, nos matelots n’avaient plus de voix ; ils ne pouvaient répondre aux plaisanteries des bateaux à rames qui descendaient rapidement le grand courant de la Loire et se moquaient de d’eux en passant. Ils demandaient à ce bateau vapeur, qui d’ordinaire les devance avec tant d’insolence, s’ils voulaient leur donner ses paquets pour Nantes.

J’avais grande envie d’appeler un de ses bateaux…Enfin le comptable du bateau à vapeur s’est décidé à héler un grand bateau monté par un enfant de quinze ans ; nous nous sommes tous transvasés dans ce bateau qui était sec. De ce moment tout mon chagrin a cessé. Ce bateau une fois chargé a failli partir tout seul : nouveau redoublement de cris. On l’a attaché solidement au bâtiment à vapeur ; les mariniers sont venus ramer sur le bateau, ils l’ont exposé au courant d’une certaine façon, et enfin notre malheureux navire a repris un peu de mouvement. On sentait qu’il raclait le banc de sable.

À ce moment de grands cris se sont fait entendre sur le devant du bateau ; les mariniers se sont remis à jurer de plus belle ; le grand garçon qui s’était jeté à l’eau ne se possédait plus de colère : nous courions un danger. Un grand bateau qui remontait la Loire, rapidement remorqué par huit chevaux au trot, venait droit sur nous, et allait nous choquer. Les cris et le désordre ont été à leur comble ; les chefs du bateau s’injuriaient entre eux, le petit comptable était pâle comme la mort ; enfin on a essayé de faire jouer la machine, au risque de briser une des roues toujours engagée dans le banc de sable. Le bâtiment a fait un mouvement de côté et s’est éloigné d’environ six pieds de son ancienne position. Les gens du bateau remorqué criaient de leur côté comme des perdus après les conducteurs de leurs chevaux ; enfin ceux-ci ont compris, et le bateau remontant s’est arrêté à dix ou douze pieds du nôtre.
Mais par l’effet de notre mouvement de côté, je ne crois pas qu’il nous eût touchés, même quand il n’aurait pas arrêté ses chevaux. […]

Une fois en mouvement, il ne nous est resté de notre accident qu’un accès de bavardage insupportable, qui a bien duré jusque vers l’embouchure de l’Indre. Dans leurs commentaires, les femmes avaient complètement altéré la vérité ; mais les dames des premières ayant eu beaucoup plus peur encore que les paysannes, leurs récits étaient bien plus romanesques. »

Stendhal, Mémoires d’un Touriste, 1854

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